Sarita

Lettre à nos grands-parents

Je t’écris ces quelques lignes, impuissante et paralysée. Il ne me reste que les mots et ils sont, à cet instant, bien peu de choses.

Je pense à toi, chaque jour.

Encore plus aujourd’hui, chaque instant me rappelle nos joies et ton amour.

Avec mon café du matin, je revois les réveils en douceur lorsque je passais mes week-ends à tes côtés. Ils possédaient l’odeur de tes généreux gâteaux et celle de ton éternelle bienveillance. Abritée au creux de ta poitrine, je ressentais l’union harmonieuse de ton parfum, si fort, et du battement de ton cœur, si paisible. Dans tes bras, je me sentais inébranlable.

Par la fenêtre, je surprends les rayons d’un soleil délicat. Le ciel brille d’un azur intense, parsemé de brumes blanches. Il me rappelle nos interminables après-midis passées à cultiver vos limbes de terre. Le dos voûté, nous caressions le sol et embrassions l’opulente nature. A tes côtés, je me sentais libre.

À la radio, un air familier détourne mon attention. J’augmente le volume et me laisse emporter par une douce mélodie que tu me fredonnais, petite. Maladroite chanteuse, tu riais en mimant les paroles pourtant si profondes. En t’écoutant, je découvrais la beauté de la vie à travers le prisme de la légèreté.

En préparant le repas, je revois nos grandes tablées réunies par tes élans de spontanée générosité. Tout le monde trouvait place, à ta table. Une pincée de cannelle rehausse mon plat et me rappelle la saveur de ces moments, ensemble. C’était là les ingrédients de la réussite : une pincée de cannelle et une autre de partage.

Je me surprends aussi, envoûtée par l’odeur des agrumes, à m’évader vers les terres lointaines que tu me décrivais, parfois, à l’occasion d’une balade. Tu m’en dressais le portrait, sans regret ni mélancolie. À mesure que j’absorbais tes paroles, je me perdais vers cet horizon imaginaire où s’unissent ciel et mer. Par-delà la colline, j’entrevois la petite demeure de ton enfance. Là, sur ce lambeau de terre aride, je t’imagine fillette courir derrière le destin. Tu danses, insouciante, sur le chant mélodieux d’un minuscule oiseau posé sur le figuier.

Vaguant dans mes rêveries, je me laisse surprendre par le sourire, invincible de cet enfant. Elle me fixe avec un regard intense et vif. J’y reconnais la profondeur de tes yeux que seul l’azur du ciel peut égaler. Je reconnais leur expression, m’adressant, sans relâche, un discours rassurant. Depuis cette parcelle de terre aride, ils ont survolé toutes les péripéties. Ils n’ont cessé de se plisser, curieux et pénétrant, pour percevoir la beauté de la vie. Comme l’oiseau, ils vont-et-viennent virevoltant sur l’écho de tes rires d’enfant.  

Je repense à cette fillette avec attachement comme je repense à toi, chaque jour. Impuissante et immobile, j’attrape ma plume pour te partager ces mots. Ils sont, à cet instant, bien peu de choses. Pourtant, encore plus aujourd’hui, ils me dictent ces évidences que je ne t’avais jamais ouvertement exprimées.

Toi, la croqueuse de vie, l’inébranlable, la généreuse. Tu as, dans une résilience inégalée, sacrifié des socles de vie pour nous transmettre tes sourires.

Tu as connu le labeur difficile sur les terres hostiles de ton enfance. Par-delà les murs fragiles du village, tu as connu la résonance sinistre de la guerre. Dans un train des possibles, tu as connu l’exil, valisette à la main, vers un pays bien trop froid et trop sombre pour ton regard lumineux. Abritée par les maigres parois des baraquements, tu as connu la faim et le jugement. À l’ombre des collines noir charbon, tu as connu la peur de la dangereuse descente vers les entrailles de la terre. Tu as connu le travail acharné, à la chaîne, dans une usine glaciale, où se râpaient un peu plus, chaque jour, tes mains frêles. Tu as connu les pleurs de ton aîné, le sentiment de gêne, les moqueries, la perte d’un emploi, la détresse, la perte de repères. Pourtant, tu n’as cessé de traverser chaque épreuve avec ce même sourire. Ce même plaisir de rire, ce même besoin de chanter, cette même envie d’aimer. Car ce que j’appellerais « sacrifices », toi, tu l’appelais « vie ».

Inlassablement, tu vivais pour faire naître les plus profondes émotions en chacun d’entre nous. C’était là ta magie : une pincée de cannelle et une autre de partage. Cette générosité à toute épreuve a permis à ta génération de sillonner la vie là où nos générations se laisseraient submerger par un trop plein de « sacrifices ».

« Sacrifice », c’est le mot qui me vient à l’esprit, lorsqu’il ne me reste que ma plume, impuissante. Le cœur douloureux, je pense à vous, à qui nous demandons, au crépuscule de la vie, de livrer le plus lourd effort. Je pense à vous, reclus dans vos silences, affrontant esseulés cette ultime épreuve.

Je ne trouve plus les mots, impuissante et paralysée. J’ai honte de n’avoir que ces quelques mots à vous donner. Démunie, à l’instar de toute une génération, face à une situation qui la dépasse. Responsable, à l’instar de nos générations, cachées, perdues ou retranchées derrière leurs choix.

Dans un murmure bienveillant, ma grand-mère me glisserait à l’oreille qu’il n’est jamais trop tard. Dans une étreinte, je lui demanderais pardon pour chacun de mes faux pas.

Avec sourire, résilience et générosité, elle me répèterait qu’il n’est jamais trop tard. Elle m’a enseigné que derrière chaque crépuscule se cachent les rayons du soleil.

Sa génération nous a prouvé qu’il est possible de traverser les nuits les plus sombres pour se rapprocher de la lumière. Impuissante mais responsable, je comprends que nos erreurs sont irréversibles, pas nos choix. Inutile de se jeter la faute ; urgent, cependant, de transformer ces choix.

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